Coïncidence ... Téléscopage du calendrier ... Aléa du direct ... Tourbillon spatio-temporel
(j'ai essayé les 3 "?", et ça marche du tonnerre !)
Je me suis farcis ce petit bouquin fin 2012, et ce WE, à l'occasion d'1 voyage au fin fond de l'Est comtois (plus de 8h de tortillard), je me suis enfin décidé à pondre une tite note de lecture pour les veloretrocoursiers ... Et vlatipaquadoha, le Munnymecoupelherbesouslepied !
Alors tant pis si j'ai l'impression de marcher sur les plate-bandes des autres, mais puisque je l'ai sur la langue, je la crache ma Valda
Albert Londres – Les forçats de la route (1924)
Édition Arléa de 2008
Autant l’avouer, je ne connaissais pas Albert Londres. J’avais entendu parlé du “Prix Albert-Londres” (prix décerné depuis 1933 aux meilleurs grands reporters de la presse), mais sans rien savoir sur le personnage. Après avoir lu son reportage au vitriol sur le Tour de France, je le range maintenant sans hésiter au rayon des grandes gueules à la plume engagée (Zola, Hugo …) et des grands vagabonds à l’humeur enragée (Orwell, Hemingway …).
Sur le Web, j’avais lu cette chronique du site “histoire et légende du cyclisme”, qui dénonçait un “coup de pub” de la part des frangins Pélissiers, présentés comme 2 vieux renards, abusant de la naïveté de ce néophyte reporter du Petit Parisien (qu’on traduit un peu vite comme “le petit jeunot parisien” …), et cela m’a irrémédialement donné envie d’en savoir plus …
Voici ce qu’on peut lire par ici:
legenducyclisme.wordpress.com/2010/08/19/les-forcats-de-la-route/“En 1924, un an après avoir remporté son premier Tour de France, Henri Pélissier, avec son frère Francis, revient sur la Grande Boucle avec l’ambition de conquérir pour la deuxième fois le maillot jaune à 35 ans. Avant le départ de la troisième étape, un commissaire passe la main sous le maillot du champion Français et remarque qu’il en possède deux. Il ordonne à Henri de retirer un des maillots comme le dit le règlement.
Se sentant atteint et humilié, le tempétueux tenant du titre décide de jeter l’éponge en compagnie de son frère. Ils se réfugient dans un café où ils retrouveront le reporter Albert Londres, néophyte en matière de sport. Rusés, les frères Pélissier vont se servir de sa certaine méconnaissance du cyclisme pour brosser un portrait galactique et exagéré sur la dureté de leur sport. Le journaliste du Petit Parisien, qui venait de réaliser un reportage à succès sur les condamnés au travail, trouve grâce aux deux frères un sujet à sensation qui s’intitulera: « Les Forçats de la Route ».”Aujourd’hui, j'ai l'impression que la présentation de l’ouvrage, faite par ce site, est plus que légèrement tendancieuse, pour celui qui en resterait à ces éléments...
Elle fait passer l’enquêteur pour un naïf gratte-papier, sans cervelle ni déontologie, qui suite à une rencontre orchestrée par une paire de champions vexés et froissés dans leur amour propre, trouve l’occasion de publier un article à succès, véritable “porte-voie” caricatural et grossier, amplificateur monstrueux de leur rancoeur et de leur irritation, suite à leur abandon-coup-de-poing contre des organisateurs et leur réglement moyenâgeux.
Cette vision est elle-même caricaturale. Le problème est qu'elle est largement reprise en boucle, dans sa simplicité réductrice et tronquée !
Albert Londres a effectivement rencontré les frères Pelissier, et il a bien entendu profité du scoop, en bon journaliste qu’il était. Mais cette rencontre, s’est produite tout à fait fortuitement au cours de la troisième étape, alors qu’Albert Londres s’était déjà mis en tête d’accompagner le Tour, du début à la fin avec sa voiture Renault, pour en relater les faits dans le Petit Parisien, du 22 Juin au 20 Juillet 1924.
La médiatique rencontre n’a jamais été le point de départ de son reportage, pas plus qu'elle n'a été son propos principal.
Celle-ci passerait même inaperçue dans le fil de son récit, s’il n’y avait eu autant de “bruit” autour de cette anecdote, accentué autant par la notoriété des protagonistes, l’étoffe des champions Pélissier, que par l’impact du journaliste, inculte en vélo mais redoutable enquêteur.
Le terme d’enquête, de journalisme d’investigation, sied parfaitement bien à ce petit reportage. Quinze étapes, une trentaine de jours, plusieurs milliers de km (5.425), résumés quotidiennement, et certainement aussi nocturnément, en 12 chroniques de 60 pages en format poche. Un tour de force. Aucun ennui, aucun mot de trop: Un texte épuré jusqu’à l’os qui n’oublie aucun détail, aucune anecdote, aucun coureur à la traîne, lanterne rouge du peloton, aucun spectateur en pyjama sur le pas de sa porte, quand ce n’est pas une spectatrice endormie qui pointe son nez au-dehors de la tente sur le bas-coté de la route… Tout y est vivant: On entend les foules festoyer, les coureurs italiens chanter, les genoux craquer et les Pélissier ronchonner.
Ottavio Bottechia - Le vainqueur du TdF 1924
Londres, les frères Pélissier et Ville, au Café de la gare à Coutances
Voilà tout l’intérêt de ce petit livre dense, vivant et percutant: On est embarqué dans un TdF, en compagnie des coureurs, et on ne rate rien de l’action, ni des joies ou des peines du peloton, ni des exclamations ou des débordements des quidams, ni des portraits caustiques et savoureux de quelques personnalités piochées parmi les organisateurs …
Par exemple Alphonse Baugé, alias “le maréchal’, commandant en chef des coureurs, l’animateur de la pédale française:
“Ensuite, ce fut Luchon. Les garcons y arrivèrent dans un état de fraîcheur voisin de la décomposition. Ils allèrent au bain. Ils passèrent à table:
- Croyez-vous, disaient-ils, que c’est un métier ?
Baugé montra son nez:
- Ce n’est pas un métier, c’est une mission.
- Notre mission, dit Collé, c’est d’être avec nos femmes et non de faire le “rameur”
- Votre femme, répond Baugé, c’est votre bicyclette.”
Ou bien également Mr Bazin, le terrible chronométreur qui abat son couperet au point de contrôle de chaque étape, à l’aide de son horloge:
“M. Bazin sait ce que représente, dans la vie, un dixième de cinquième de seconde.
M. Bazin est une espèce de coucou qui vit dans une horloge !”
Il faut donc impérativement replacer ce reportage dans le contexte de son époque, sans hélicos ni journalistes spécialisés ou consultants “embedded”, mais avec une presse toute puissante et des auteurs francs-tireurs, qui n’hésitent pas à forcer le trait et grossir les faits jusqu’à la caricature, avec la volonté de partager et de décortiquer l’action ou l’évènement, et non dans le simple but de faire du buzz dans une masse d’infos inaudibles.
Albert Londres n’y connaitrait rien en vélo ?Tant mieux, c’est d’autant plus fin et drôle (rien de plus chiant que les histoires de braquets et de colles à boyaux). Albert Londres ne s’en cache pas, on sent dès le départ que le vélo n’est pas trop son truc:
“… on aurait juré une fête venitienne car ces hommes, avec leurs maillots bariolés, ressemblaient de loin à des lampions.”
“ Des ‘messieurs’ et des ‘dames’ pédalaient dans la nuit: je n’aurais jamais supposé qu’il y eût tant de bicyclettes dans le département de la Seine.”
Il ne connait pas les noms des coureurs et les nomme par leurs numéros:
“ Un quart d’heure plus tard, j’aperçus le numéro 223 qui changeait un pneu sur un trottoir.”
“ Les coureurs rament toujours. Le numéro 307 est le premier qui se ressente d’inquiétudes de l’estomac.”
Mais faute de vocabulaire technique et de connaissance parfaite des équipes, les yeux trainent et fouillent partout, les oreilles captent tout, les termes sont précis, aiguisés et pointus et les expressions imagées et hautes en couleurs:
“… les français ne sont pas couchés ; toute la province est sur les portes et en bigoudis.”
“ Les casquettes, blanches au départ, sont maintenant délavées, tachées, rougies ; elles ont l’air, sur le front de ces hommes, de pansements de blessés de guerre.”
Albert Londres serait un journaleux parigot inexpérimenté et avide de scoop ?Que nenni ! Voyons cela, avec cet extrait du ‘site du cyclisme’:
www.siteducyclisme.net/txtzfiche.php?berid=2538(au passage, on peut lire sur ce site la véritable origine du titre “les forçats de la route”, qui ne serait pas d’Albert Londres, mais de Henri Décoin, à l’époque journaliste sportif)
« Né en 1884 à Vichy, Albert Londres, qui se destinait à une carrière de poète, s’est très tôt rendu célèbre par ses articles et ses récits de voyages, publiés au début du siècle dans Le Petit Journal, Le Quotidien ou Le Petit Parisien, et a marqué plusieurs générations de journalistes. Il signe son premier article en 1914, il a couvert la Grande Guerre, la conquête de Fiume par D’Annunzio, la Révolution russe, le Tour de France cycliste, les chaos de la République chinoise, le scandale du bagne de Cayenne, les bataillons disciplinaires d’Afrique du Nord, la condition des aliénés dans les asiles de France, et l’évasion du forçat Dieudonné, la traite des noirs en Afrique et la traite des blanches en Argentine, les pêcheurs de perles de Djibouti et les terroristes dans les Balkans... Il est mort le 16 mai 1932 lors de l’incendie du paquebot Georges Philippar au retour d'un reportage en Chine dont on ne sait rien. »Albert Londres - Crédit photo: Association du Prix Albert Londres
On a bien là tout le contraire d’un CV de débutant, resté cloîtré dans les salons parisiens …
En 1924, Albert Londres a 40 ans, il lui reste 6 ans à vivre, avant sa disparition accidentelle.
Wikipédia nous apprend qu’il débute sa carrière de journaliste parlementaire en 1906, alors agé de 22 ans. Il signe donc son reportage sur le Tour de France 1924 après 18 ans de métier. Il prend le départ de la course, au volant de sa Renault, après avoir parcouru le monde dans tous les sens: Serbie, Grèce, Turquie, Albanie, Italie, Russie, Japon, Chine, Inde, Guyane …
Mais pourquoi alors rester en France, à ce moment-là, et s’intéresser à ce sport qu’il ne pratiquait même pas ?
C’est sur le blog de Pierre Assouline, journaliste et auteur d’une biographie d’Albert Londres, que j’ai trouvé le fin mot de l’histoire:
passouline.blog.lemonde.fr/2009/07/18/le-tour-de-france-passe-par-londres/« Qu'est-ce qu'il lui a pris de passer l'été à suivre des types peinant sur leurs pédales, lui qui éprouvait pour tout effort sportif une considération churchillienne ? Cherchez la femme, comme toujours. Sa compagne du moment ne voulant pas bouger, il se sédentarisa un instant. Non en demeurant rivé à son quartier, mais en faisant un petit Tour de France pour Le Petit Parisien, simple promenade pour l'habitué du grand large. Cent cinquante cyclistes pour quinze étapes, soit une de plus que le chemin de croix, à chacun son calvaire. »Voilà donc qui était Albert Londres: Un homme dont l’occupation constante était de rendre compte. Sur son blog encore, Pierre Assouline nous en apprend un peu plus sur la trempe du journaliste, en citant Edwy Plenel:
« Edwy Plenel évoque son maître en journalisme, Albert Londres. Il rappelle son propos :
« Ma ligne, disait ce prince du reportage, ma seule ligne, la ligne de chemin de fer. »
« Albert Londres, explique Plenel, n’était pas du tout un journaliste vertueux, un grand professeur de morale. Son premier reportage en Union soviétique, il l’a fait avec l’aide des services français. Il écrivait dans une presse très conservatrice, réactionnaire même, la presse du parti colonial. On l’a envoyé en Afrique Occidentale Française, l’AOF. Il y est resté six mois. Il a découvert le travail forcé, il a découvert que la France ne respectait pas les droits de l’homme. Il l’a raconté dans son reportage "Terre d’ébène". "Notre métier, se plaisait-il à dire, n’est ni de faire plaisir, ni de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie’’. »Pour conclure : Il faut impérativement lire ce petit bouquin, et ne pas s’arrêter aux résumés, trop souvent tronqués et restreints, bloqués sur l’épisode « Pélissier » que l’on peut trouver sur le net.
Il est difficile d’extraire des bribes pour rendre compte du niveau d’écriture, tant l’histoire se déroule comme une succession de plans séquences, rapidement enchaînés, comme au cinéma.
J’en ai choisi un qui me paraît révélateur de l’acuité du regard et de la pertinence du jugement de l’auteur… Et que l’on pourrait aussi aisément transposer dans notre monde cycliste actuel :
« Ils allaient sur la route qui n’était pas à eux. On leur barrait le chemin. À leur nez, on fermait les passages à niveau. Les vaches, les oies, les chiens, les hommes se jetaient dans leurs jambes. Ce n’était pas le grand supplice. Le grand supplice les a pris au départ et les mènera jusqu’à Paris. Il s’agit des autos.
Trente jours durant, ces voitures ont raboté la route sur le flanc des coureurs. Elles l’ont rabotée en montant, elles l’ont rabotée en descendant. Cela faisait d’immenses copeaux de poussière. Les yeux brûlés, la bouche desséchée, ils ont supporté la poussière sans rien dire. »
Amen